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Mots clés : enfants de missionnaires; Congo belge; Mennonites; race; colonialisme; théorie de la performance; éducation
Résumé :
Bien que la plupart des missions protestantes au Congo belge aient été plus qu’heureuses d’accepter, en 1946, l’offre de subsides scolaires de la part de l’état colonial, la Mission américaine des Frères mennonites (AMBM – American Mennonite Brethren Mission), très attachée au principe de la séparation de l’Église et de l’État, a refusé cette offre au départ. Cependant, dans un revirement surprenant, l’AMBM change de position et accepte les subsides en 1952. À travers une étude historique, je démontre que le facteur majeur qui amène l’AMBM à accepter les subsides est la construction et l’institutionnalisation d’une identité ecclésiale séparée des Chrétiens congolais. De plus, la construction de cette identité séparée est étroitement liée à la vision qu’avaient les missionnaires d’établir une « école pour enfants blancs », séparée géographiquement de leur travail avec les Congolais. La promulgation de cette identité de Blanc contribue à ouvrir la voie à l’acceptation de subsides, à la fois en intégrant les missionnaires dans l’orbite de la logique coloniale de la domination, et en les amenant à prendre conscience du coût élevé de la non-conformité aux attentes de l’État. Cette étude tente d’expliquer la complexité du rôle politique des missionnaires dans un contexte colonial africain en abordant une question plus vaste : comment, en veillant aux choix politiques quotidiens – la création de groupements sociaux, le choix de termes pour désigner les autres, les modes du culte, et les discours du sacré – peut-on faire ressortir les formes de collaboration subtile qui peuvent se développer entre un état colonial et d’autres acteurs blancs à travers le jeu complexe de l’identité raciale séparée? Dans le cas de l’AMBM, le fait de porter attention aux processus subtils de la construction de l’identité permet de jeter un nouvel éclairage sur les décisions majeures des missionnaires dans le passé.
Introduction
En 1950, un petit comité de missionnaires de la Mission américaine des Frères mennonites (AMBM – American Mennonite Brethren Mission) écrit au conseil d’administration de leur mission aux États-Unis pour expliquer qu’ils ont décidé de refuser une offre de subsides du gouvernement colonial. L’administration coloniale du Congo belge avait offert des fonds à toutes les missions protestantes qui géraient des écoles primaires. En tant que Mennonites et donc, pacifistes, les missionnaires attachent une grande importance à la séparation de l’Église et de l’État. Ils écrivent :
Nous sentions définitivement qu’un principe est supposé qui lierait l’Église et l’État par une alliance contre nature. En réfléchissant sur cette question, une méditation du livre de dévotions de Spurgeon a été lue . . . qui traite de ce sujet précis en s’appuyant sur Esdras 8.22. Quant aux subsides médicaux, nous étions d’un autre avis, car en ce qui concerne l’État, ce ministère s’occupe seulement de l’aspect physique. Par contre, le ministère de l’éducation s’adresse à l’âme et à l’intelligence, auxquelles l’État s’intéresse vivement, surtout du point de vue catholique romain1.
Le refus des subsides par l’AMBM constitue une forte déclaration de non-conformisme. En rejetant l’offre de subsides, ils nagent à contre-courant de plusieurs douzaines d’autres sociétés missionnaires protestantes. Ces dernières sont plus qu’heureuses d’accepter cette offre de fonds en 1946 et de se lancer dans une énorme entreprise d’éducation pendant la décennie suivante jusqu’à l’Indépendance en 1960. Le Conseil Protestant du Congo (CPC) unit la plupart d’entre elles dans un corps consultatif comprenant un secrétaire rémunéré à temps plein. Grâce à son aide, le CPC travaillera fort pour promouvoir les intérêts des Protestants dans un contexte où l’état colonial est étroitement allié avec l’Église catholique2. Pendant que ces sociétés missionnaires protestantes s’orientent vers une attitude de collaboration avec l’état colonial, l’AMBM reste quelque peu à l’écart des missions membres du CPC et de leurs demandes de subsides. Les missionnaires de l’AMBM refusent même de devenir membres du CPC en 1947, en affirmant que l’affiliation avec un organisme si marqué par le libéralisme théologique équivaudrait à une association avec des « non-croyants3».
Cependant, dans un revirement surprenant, l’AMBM ne maintiendra pas longtemps son refus de subsides. Dès 1952, après plusieurs années de tensions et de votes divisés à ce sujet, les missionnaires acceptent enfin les fonds et s’engagent dans une nouvelle phase de construction et d’expansion qui sera d’une portée majeure pour l’avenir de l’Église naissante des Frères mennonites congolais4. Cette étude tente d’expliquer comment les missionnaires de l’AMBM, malgré leur dévouement au principe de la séparation de l’Église et de l’État, ont pu se réorienter vers une collaboration avec l’état colonial beaucoup plus étroite que celle qu’ils avaient pu envisager au départ. Mes recherches démontrent que ce changement de politique devient imaginable pour les missionnaires à cause des décisions et des actions quotidiennes à travers lesquelles ils manifestent ou construisent leur identité de Blancs dans un contexte colonial lors d’une phase cruciale de transition et de consolidation de la Mission. Entre 1946 et 1952, les missionnaires de l’AMBM créeront et institutionnaliseront des structures qui renforceront la séparation ecclésiale et raciale entre les chrétiens expatriés et congolais. Ensuite, leur attachement à l’éducation ségréguée de leurs enfants – comme à un idéal sacré – jouera un rôle décisif en les amenant à surmonter leur opposition aux subsides scolaires coloniaux. L’exemple de l’AMBM met donc en lumière une question plus vaste : comment, en faisant attention aux choix politiques quotidiens – la création de groupements sociaux, le choix de termes pour désigner les autres, les modes du culte, et les discours du sacré – peut-on faire ressortir les formes de collaboration subtile qui peuvent se développer entre un état colonial et d’autres acteurs blancs à travers le jeu complexe de l’identité raciale séparée?
Cette recherche se base premièrement sur les archives de l’AMBM à Fresno en Californie (États-Unis). La Mission a subi plusieurs changements de nom et s’appelle aujourd’hui MB Mission. Je remercie sincèrement la Commission historique des Frères Mennonites (« MB Historical Commission »), qui a défrayé le coût de mon voyage aux archives en juin 2017.
Orientations théoriques : Les missionnaires et l’administration coloniale indirecte
Bien avant qu’Arthur Schlesinger, Jr. ait notoirement accusé les missionnaires d’impérialisme culturel5, les chercheurs ont débattu de la relation complexe entre les missionnaires et l’état colonial. D’un côté, il est clair que l’introduction du christianisme en Afrique aux XIXe et XXe siècles ait été animée à certains égards par une « logique de conquête6 ». De l’autre côté, les missionnaires concevaient leur mission première comme étant celle de l’évangélisation et de l’implantation d’églises. Bien qu’ils aient parfois joué un rôle dans le soutien et la légitimation de la domination coloniale, ils ne voyaient pas cela comme faisant explicitement partie de leur mandat.7 Cette section présente les présupposés et les méthodes qui sous-tendent la présente recherche et qui permettent de comprendre la complexité du rôle politique des missionnaires dans un contexte colonial africain.
Premièrement, j’adopte une définition très large du politique, en suivant Harold Lasswell. En appréhendant le politique comme étant la lutte pour déterminer « qui a quoi, quand et comment8 », il est possible de comprendre tout groupe religieux organisé comme étant intrinsèquement politique, même quand il n’entretient pas de relations directes avec l’État9. Une telle perspective éclairera les effets politiques concrets des activités et discours « religieux » des missionnaires.
Deuxièmement, je m’inspire du travail de la sociologue Karen Fields pour explorer comment les missionnaires qui travaillaient en contexte colonial pouvaient participer de façon subtile à la logique de la colonisation, même quand ils rejetaient, en principe, toute collaboration avec le régime10. Fields a examiné comment les puissances européennes pouvaient rendre effective leur gouvernance de vastes territoires africains, étant donné la présence éparse des agents coloniaux. À travers une étude détaillée de plusieurs contextes de l’Afrique centrale au début du XXe siècle, elle soutient que tous les Blancs dans la colonie, y compris les missionnaires, contribuaient à la légitimation de l’ordre colonial dans la mesure où ils acceptaient et promulguaient tacitement les « lois non écrites de l’ordre colonial – ses codes sociaux11 ». En adoptant un comportement acceptable de « Blancs », ils pouvaient « porter les armes et le drapeau de l’État . . . par le simple fait d’arborer la peau blanche12 ». De cette façon, ils soutenaient de façon subtile « la logique de la domination » et se faisaient ainsi « colonisateurs », eux aussi13. Je porterai une attention particulière aux façons qu’avaient les missionnaires de se prévaloir de leur identité de Blancs par leur promulgation des codes sociaux du régime colonial.
Troisièmement, j’adopte des perspectives méthodologiques tirées de la théorie de la performance et de la théologie politique. Ces perspectives mettent l’accent sur la puissance politique des gestes quotidiens qui peuvent sembler banals, mais qui servent à construire l’identité sociale des missionnaires. Yolanda Covington-Ward, spécialiste dans la théorie de la performance, souligne qu’il est possible d’acquérir des connaissances essentielles sur le pouvoir et l’autorité « en prêtant attention à ce que les gens font avec et à travers leurs corps dans la vie quotidienne14 ». Des théologiens politiques, tels que William T. Cavanaugh, soulignent l’importance des pratiques incarnées comme étant des « liturgies » par lesquelles les organismes religieux démontrent à la fois leur réalité politique et entrent en compétition avec les liturgies alternatives promulguées par l’État ou par d’autres acteurs politiques15. Tout au long de cette étude, je porte une attention particulière aux pratiques concrètes des missionnaires – l’alimentation, le travail, le culte, la prise de décisions – en suivant les indices souvent indirects trouvés dans les comptes rendus, la correspondance et les rapports.
Quatrièmement, je puise dans la pensée du sociologue de la religion, Christian Smith, pour mieux comprendre comment les gens créent des récits pour conférer un sens à leurs vies16. Selon Smith, les pratiques spécifiques des gens aident à créer des récits qui, ensuite, englobent et définissent leurs vies de plus en plus. L’examen de ces récits clés est utile pour identifier ce qui est sacré ou intouchable dans un ordre social donné17. Dans le cas de l’AMBM, je démontrerai que l’éducation des enfants des missionnaires est devenue un idéal sacré qui pouvait renforcer ou miner d’autres récits à l’intérieur de l’univers social des missionnaires.
Finalement, et de façon plus générale, cette étude s’inscrit dans la ligne de pensée de l’historien Richard Elphick, qui appelle les historiens à examiner de plus près les liens entre les idées, les personnes et les institutions missionnaires clés au cours du XXe siècle18. Comme le démontre l’étude d’Elphick sur l’idéal de l’égalité raciale en Afrique du Sud, les missionnaires peuvent jouer un rôle significatif dans l’histoire en promulguant et en institutionnalisant des idées qui ont des répercussions politiques majeures. Cette étude de l’AMBM se veut donc une étude de cas sur la manière dont la séparation raciale peut être incorporée dans les institutions à travers le temps, en passant par les pratiques quotidiennes des personnes, jusqu’au point où la collaboration explicite avec un gouvernement colonial devient concevable à ceux qui, auparavant, avaient exprimé en termes théologiques leur forte opposition à un tel pas.
La manifestation de la séparation pendant la consolidation du travail de l’AMBM au Congo belge
Les réflexions initiales des missionnaires de l’AMBM par rapport aux subsides se déroulent dans un contexte de consolidation et d’expansion pendant la période suivant immédiatement la Deuxième Guerre mondiale. Pour toutes les missions protestantes au Congo, une nouvelle ère vient de commencer. La dépression et la guerre sont finies, les missionnaires et les agents de l’État peuvent de nouveau circuler librement entre l’Afrique et l’Europe, et le gouvernement colonial a accepté enfin d’offrir aux Protestants les mêmes subsides scolaires dont bénéficient les écoles des missions catholiques depuis 192419. Bien que les missionnaires de l’AMBM aient rejeté d’emblée les subsides, ils sont transportés par la même vague d’expansion. Leur conseil d’administration, situé au siège de la Mission aux États-Unis, accepte enfin de prendre la responsabilité officielle du travail missionnaire au Congo en 1943. Bien qu’une poignée de missionnaires pionniers aient œuvré au Congo depuis 1922, soutenus en partie par les églises nord-américaines et en partie par des activités d’autofinancement, l’adoption officielle du travail au Congo permet maintenant l’expansion rapide des efforts des missionnaires. De nouveaux missionnaires affluent par les canaux de recrutement réguliers du Conseil d’administration. De 1945 à 1946 uniquement, le nombre des missionnaires de l’AMBM fait plus que doubler, de cinq à treize. Ce nombre doublera presque encore deux fois avant l’Indépendance20.
Au cours des années suivantes, l’énergie de ce groupe élargi de missionnaires est dirigée vers plusieurs tâches majeures. Celles-ci comprennent, premièrement, la création de nouvelles structures de gouvernance et de prises de décisions plus appropriées pour un corps missionnaire grandissant; deuxièmement, l’adoption de nouvelles politiques qui mettent fin à la pratique d’adopter ou d’élever des orphelins congolais dans les familles des missionnaires; et troisièmement, une augmentation significative des activités de construction sur les stations missionnaires, de façon à amener les missionnaires à jouer beaucoup plus souvent le rôle de superviseur et de gestionnaire des affaires complexes de la station. Dans des recherches antérieures, j’ai examiné ces développements pour démontrer comment ils menaient à une institutionnalisation de pratiques et de modes d’interaction qui tendaient à établir une séparation accrue entre les missionnaires et les chrétiens congolais, tant au niveau social qu’ecclésial21. Bien que cette séparation ne soit pas forcément exprimée en termes raciaux – elle revêt aussi un caractère culturel – le fait que tous les missionnaires soient blancs implique que cette séparation s’aligne quand même avec l’origine ethnique.
La présente étude est centrée sur les deux autres tâches majeures entreprises par les missionnaires pendant cette période : la scolarisation de leurs propres enfants et le choix des modalités d’éducation à offrir aux enfants congolais à travers les écoles gérées par la Mission. Pendant la période de consolidation, de 1946 à 1952, ces deux tâches entrent en conflit et se renforcent chacune de leur côté, avec comme résultat un accroissement de la séparation raciale et ecclésiale entre les missionnaires expatriés et les chrétiens congolais.
L’école pour les enfants des missionnaires : l’« école pour enfants blancs »
Lorsque les enfants des missionnaires de l’AMBM commencent à atteindre l’âge scolaire, leurs parents font face à un dilemme. D’un côté, ils croient devoir faire des sacrifices en ce qui concerne leur style de vie afin de pouvoir accomplir leur mission au Congo. Mais de l’autre côté, leur sens du devoir les pousse à vouloir offrir à leurs enfants une scolarité de bonne qualité; ils expriment donc le sentiment que leurs enfants ne devraient pas avoir à faire les mêmes sacrifices que leurs parents. Comme le dit un des missionnaires : « Le Seigneur nous a confié nos enfants afin que nous les formions pour Sa gloire, même si nous sommes en terre païenne22 ». Les missionnaires choisissent de résoudre cette tension à travers une stratégie de séparation géographique. Le projet d’école, surnommé alternativement dans les comptes rendus officiels, « l’école pour les enfants des missionnaires » et « l’école pour les enfants blancs », devient une arène où les missionnaires se prévalent fortement de leur identité séparée de « Blanc ».
Quand la proposition d’une école pour les enfants des missionnaires est introduite en 1949 lors de l’assemblée générale des missionnaires sur le terrain (« Field council »), elle est formulée en termes d’un besoin de séparation géographique et culturelle entre, d’une part, l’école des enfants des missionnaires, et d’autre part, le travail missionnaire d’évangélisation, d’implantation d’églises et de scolarisation des enfants congolais dans les stations. Dans le discours des missionnaires, cette séparation est liée à la fois à l’influence supposément malsaine du milieu environnant et à l’appel ou au destin spécial des enfants de missionnaires. Le projet l’exprime comme suit :
Nous sommes profondément conscients de l’impression non spirituelle et tragique que laisse l’influence d’un environnement méchant sur nos chers enfants. Cela a rendu urgent le besoin d’une école séparée, dans un endroit où il ne se fait pas d’autre travail de ce genre. Ce sont des enfants qui sont appelés et choisis par le Seigneur pour rendre de grands services à l’avenir23.
Le secrétaire du conseil d’administration de l’AMBM, monsieur A.E. Janzen, exprime son accord avec ce point de vue lors de sa visite au Congo en mars 194924. Selon lui, l’école doit idéalement être située quelque part sur le grand terrain confié à la Mission, mais dans une parcelle séparée, là où il ne se fait pas d’autre « travail avec les indigènes25 ». Bien que M. Janzen n’explique pas en détail son raisonnement, on peut déduire son désir d’éviter une juxtaposition trop évidente entre les conditions de scolarisation des enfants des missionnaires et celles des enfants congolais. Un autre missionnaire exprime aussi cette idée que les enfants des missionnaires doivent être protégés de l’influence polluante de la culture congolaise. J. C. Ratzlaff est un ardent défenseur du projet d’école dès son arrivée en 1948, et il la dirigera éventuellement avec sa femme, Edna. En 1950, il insiste sur l’urgente nécessité de situer l’école dans un endroit séparé des autres stations missionnaires, afin d’empêcher le développement d’une intimité inappropriée entre les enfants des missionnaires et les enfants congolais. « Les enfants sont dans le besoin maintenant », écrit-il, « et si nous devons les aider, cela doit se faire maintenant. Nous avons vu des enfants grandir trop semblablement aux indigènes à cause du manque d’une école26 ».
Étant donné cette vision, cela semble providentiel aux missionnaires quand une parcelle de terrain très intéressante devient disponible à Kajiji, à environ 500 km au sud de la station principale de Kafumba. Cette belle propriété se trouve à une altitude élevée dans une région montagneuse près de la frontière avec l’Angola. Le climat y est beaucoup plus frais et plaisant en comparaison avec celui qui prévaut sur les autres stations de l’AMBM. À cause du sol fertile et du climat frais, on envisage des légumes frais en abondance et la possibilité d’élever du bétail bovin pour avoir du lait et de la viande. Comme le site avait fonctionné dans le passé comme centre expérimental de sériculture (élevage du ver à soie) géré par l’Institut Smithsonian, des bâtiments en pierre se trouvent déjà sur place, ainsi que de l’équipement pour permettre l’électrification de la propriété et son approvisionnement en eau courante27. À part Kafumba, où l’on cultive des fruits et des légumes, aucune des stations existantes de l’AMBM n’a accès à ces luxes.
La réaction initiale du conseil d’administration de la Mission aux États-Unis, en 1949, est de refuser catégoriquement d’acheter Kajiji à cause de son emplacement lointain et de son prix élevé.28 Cependant, l’idée de Kajiji ne disparaît pas. Les missionnaires font la promotion de cet achat avec insistance, en dépit des objections du conseil d’administration. La possibilité de cet achat revient sur la table à de nombreuses autres reprises et est empêchée, soit par les circonstances, soit par l’intervention directe du conseil d’administration. Tout au long du processus, le secrétaire du conseil d’administration, M. A.E. Janzen, prône la prudence et la sagesse au sujet de l’achat possible de Kajiji, et essaie constamment de brider ou de calmer l’enthousiasme des missionnaires. Il faut un discernement prudent, insiste-t-il, car « l’emplacement de cette école aura de conséquences d’une grande portée29 ». Pourtant, les missionnaires continuent d’affirmer vigoureusement leur désir d’acheter cette propriété afin d’y mettre sur pied une école pour leurs enfants et de s’en servir comme lieu de retraite ou de vacances pour les missionnaires. En tenant pour équivalentes les conditions de scolarisation de leurs enfants et leur propre lieu de vacances idéal, les missionnaires envoient un message clair sur le niveau de vie auquel ils aspirent pour leurs enfants, ce qui accuse un contraste avec ce qu’ils considèrent comme étant approprié pour des enfants congolais, ou pour leurs propres conditions de travail en tant qu’adultes. Ils expriment leurs sentiments par le moyen de lettres, par des votes lors des assemblées générales des missionnaires, et même par une pétition au début de 1950, signée par 18 des 22 missionnaires en faveur de l’acquisition de Kajiji30. Le missionnaire A.F. Kroeker insiste sur le fait que les missionnaires sont plus unis autour de cette question qu’ils ne l’ont été sur tout autre projet depuis le début de la mission au Congo – une affirmation quelque peu malhonnête étant donné le désaccord exprimé par quatre des missionnaires les plus âgés et ayant servi le plus longtemps31.
Enfin, au début de 1951, les circonstances rendent possible l’achat de Kajiji. Le prix baisse et les missionnaires catholiques commencent à manifester leur intérêt pour le site. Ce sont ces deux facteurs qui semblent enfin convaincre le conseil d’administration de permettre l’achat32. La première session à la nouvelle école, baptisée l’École Belle Vue, débute à l’automne de la même année.
Après l’acquisition de Kajiji, les missionnaires continuent de faire valoir le destin particulier de leurs enfants et de promulguer leur séparation en termes ecclésiaux et raciaux. La littérature faisant la promotion de l’école met en relief la beauté de l’environnement naturel. Parmi les attraits principaux de l’école, on énumère le climat frais avec « peu de moustiques », « le système d’eau courante » et « le jardin productif ». On réfère également aux « visages blancs contents » des enfants pour indiquer leur identité d’enfants de missionnaires33. Il est intéressant de noter qu’environ une année plus tard, l’AMBM acquiert la station missionnaire de Kajiji d’une autre mission, la Unevangelized Tribes Mission (UTM). La station de Kajiji est avoisinante au terrain qui abrite l’école Belle Vue. Maintenant, l’école se trouve donc à proximité d’une grande église de quelques 500 membres congolais baptisés, qui tient ses célébrations à quelques dix minutes de marche34. Cependant, les enfants des missionnaires continuent à tenir leur culte séparé le dimanche matin dans leur propre chapelle, construite expressément à cette fin par les enseignants35. Ils accueillent les missionnaires de la station Kajiji pour un autre culte le dimanche soir et commencent à utiliser du matériel d’école du dimanche « commandé des États-Unis » à partir de 195836. En faisant référence à cette chapelle dans une lettre, un des missionnaires la désigne comme une « vraie église qui devrait être plus propice à l’adoration » pour les enfants37.
Ce n’est qu’en 1957 que le secrétaire du conseil d’administration de la Congo Inland Mission (CIM), mission qui gère conjointement l’école Belle Vue avec l’AMBM depuis 1953, exprime sa préoccupation au sujet du caractère ségrégué de l’école38. Étant donné l’imminence de l’Indépendance et l’ouverture de plusieurs écoles secondaires pour les élèves congolais, il suggère qu’il pourrait être plus approprié pour les enfants des missionnaires de s’intégrer dans les écoles locale39. Il remarque que deux autres sociétés missionnaires – les Baptistes américains et la « Unevangelized Fields Mission » avaient déjà emprunté cette voie. Cependant, les parents de l’AMBM et de la CIM rejettent cette proposition et poursuivent l’expansion de l’École Belle Vue en ajoutant un programme de niveau secondaire de quatre ans40. Au bout du compte, peu d’élèves fréquenteront le programme secondaire, puisque l’École Belle Vue sera fermée définitivement suite aux bouleversements politiques reliés à l’avènement de l’Indépendance en 196041.
Dans la présente section, j’ai démontré que le motif de l’acquisition du terrain destiné à l’École Belle Vue est relié au désir profond qu’ont les missionnaires à cette époque d’offrir à leurs enfants une éducation de haute qualité, afin de les compenser pour le sacrifice qu’ils croient être en train de faire. En situant l’école dans un endroit comme Kajiji, les missionnaires espèrent protéger leurs enfants des désagréments de la vie en terre de mission, leur assurer de bonnes perspectives d’éducation dans l’avenir, et leur offrir une éducation à caractère chrétien qui puisse les amener à développer un fort engagement personnel dans la foi et à considérer éventuellement un service missionnaire à leur tour. Lorsqu’ils font référence à l’école, les missionnaires utilisent un discours empreint d’un langage racial et d’une volonté de protéger à tout prix le destin spécial des enfants blancs de missionnaires. Le ton de la discussion au sujet de l’école révèle la manière dont les enfants des missionnaires ont été mis à part, dans l’esprit des missionnaires, comme s’ils étaient sacrés ou inviolables. De plus, le caractère sacré dont est revêtue l’école s’étend à l’identité chrétienne des enfants, les séparant de leurs coreligionnaires qui se trouvent à distance de marche.
Les subsides scolaires
L’autre préoccupation majeure des missionnaires pendant cette période est de décider s’il faut ou non accepter l’offre de subsides scolaires de la part du gouvernement colonial, destinés aux écoles gérées par la Mission à l’intention des Congolais. Lorsque les missionnaires décident d’accepter ces subsides, la dynamique de la séparation raciale, de plus en plus ancrée et symbolisée par l’école pour enfants blancs, se déploie d’une façon qui mène à des conséquences politiques concrètes et profondes.
Le rejet initial des subsides par les missionnaires de l’AMBM en 1948 apparaît simple; les missionnaires ne justifient pas leur refus42. Mais au moment de l’assemblée générale des missionnaires sur le terrain de 1949, la discussion devient contentieuse et mène à l’égalité des voix dans un vote, tranché en faveur du « non » par le président du comité43. Bien que le conseil d’administration en Amérique du Nord leur demande de revoir leur décision, il respecte leur conclusion que les subsides lieraient « l’Église et l’État par une alliance contre nature44 ». En 1950 et 1951, les missionnaires et le conseil d’administration se remettent graduellement à considérer la possibilité d’accepter les subsides. En 1951, l’assemblée des missionnaires exprime son ouverture à la possibilité de subsides « si cela est nécessaire, et si le conseil d’administration ne considère pas cela comme étant une violation des principes scripturaires45 ». Néanmoins, jusqu’en début de ١٩٥٢, la correspondance entre les missionnaires et le secrétaire du conseil d’administration démontre que plusieurs espèrent encore trouver une façon d’offrir aux Congolais des écoles reconnues par l’État, sans forcément accepter des fonds de celui-ci, du moins pour la plupart des écoles.46
Il est clair que plusieurs facteurs contribuent au changement d’attitude des missionnaires au sujet des subsides. Un des plus significatifs est sans doute la rivalité entre les missionnaires catholiques et protestants, qui joue un rôle important dans le paysage religieux du Congo belge. Les missionnaires de l’AMBM s’inquiètent souvent à l’idée que des missionnaires catholiques, qu’ils considèrent comme n’étant absolument pas chrétiens, puissent venir « engloutir » leur travail s’ils n’occupent pas pleinement leurs territoires47. Néanmoins, en dépit d’une réelle crainte d’empiétement par les catholiques, ce n’est pas de là que vient la décision soudaine d’accepter les subsides. Le revirement de la situation vient au moment où la question des subsides scolaires se heurte fortement au parcours de l’école pour enfants de missionnaires au début de 1952.
Pendant que les enfants des missionnaires et leurs enseignants, tout heureux, s’établissent dans leur nouvelle école à Belle Vue à la fin de 1951, une difficulté se dessine autour d’une question non résolue de titre foncier. L’accord d’achat de la propriété, conclu plus tôt cette année, s’applique seulement aux bâtiments, mais l’approbation du titre foncier par l’État est nécessaire avant de pouvoir finaliser l’achat. Le fait d’avoir à attendre avant de recevoir le titre foncier ne cause pas de souci excessif chez les missionnaires au départ. Bien sûr, étant donné que les enfants se trouvent déjà sur place, que les réunions du comité administratif se tiennent là, qu’on envisage d’apporter des améliorations aux bâtiments, et qu’on planifie d’y tenir en juin 1952 la prochaine assemblée générale des missionnaires, ils espèrent recevoir ce titre rapidement. Le vendeur de la propriété commence aussi à s’inquiéter du délai vers le mois de mars 1952.48 Toutefois, au mois de mai, la situation prend une tournure dramatique.
Le 1er mai, l’AMBM reçoit une lettre du gouverneur de la province, qui refuse la demande de titre foncier de la Mission, au motif que l’AMBM a refusé les subsides de l’État pour leurs écoles. « Principalement, » écrit le gouverneur, « la Mission n’ayant pas signé la Convention dans l’intérêt scolastique des indigènes, il convient qu’avant de s’engager dans l’enseignement des enfants blancs, la Mission prouve sa capacité d’enseigner aux indigènes49 ». Cette réponse plonge les missionnaires dans le désarroi et les amène immédiatement à reconsidérer la signature de la convention sur les subsides. Leurs préoccupations au sujet des subsides, énoncées précédemment, semblent disparaître du jour au lendemain. J.B. Kliewer, le représentant légal de la Mission, écrit la nouvelle à tous ses collègues missionnaires :
Il semble que c’est un des premiers problèmes auquel nous faisons face à cause de notre refus d’accepter les subsides du gouvernement dans nos écoles . . . Comme on peut voir dans la lettre ci-jointe, nous ne pouvons pas espérer avoir Kajiji. Cependant, « À L’ÉTERNEL LA TERRE ET CE QU’ELLE RENFERME ». C’est par la foi que nous avons fait les négociations pour Kajiji et le déménagement à Kajiji, en croyant que Dieu nous donnerait le lieu et que c’était le lieu de Son choix pour l’école. IL EST CAPABLE encore maintenant. Comment? Il le sait . . . et ‘IL L’ACCOMPLIRA’ si c’est Sa volonté50.
En résistant aux subsides, les missionnaires de l’AMBM découvrent le genre de pression que pouvait exercer l’État pour les encourager à se soumettre à ses buts. Toutefois, à cause de leur ardent désir d’acquérir la propriété à Kajiji, les missionnaires ne sont pas disposés à résister longtemps à cette pression. Après que Kajiji eut été menacé, la volte-face en rapport avec les subsides s’est opérée rapidement. En compagnie du Révérend J. B. Toews, représentant du conseil d’administration en visite au Congo, quelques missionnaires se rendent immédiatement à Léopoldville pour s’entretenir avec les fonctionnaires concernés. Ils reçoivent aussi la confirmation que le refus continu des subsides menacera leurs chances d’avoir une réponse favorable à leur demande du titre foncier. M. Toews l’exprime en ces termes : « [l]a réaction du gouvernement face aux Missions qui n’accèderont pas à sa requête sera la non-coopération, comme nous la vivons dorénavant avec le refus de notre demande d’acquisition de la propriété à Kajiji51 ». De plus, le ministre de l’éducation indique clairement que la non-conformité au projet éducatif de l’État entraînera un manque de reconnaissance du travail de la Mission. Selon Toews, le ministre aurait dit ceci : « Nous ne forçons aucune mission à accepter notre programme. Cependant, nous ne pouvons reconnaître aucun travail des missions qui ne s’y conforment pas52 ». Bien que la question du titre foncier n’ait pas été réglée complètement avant 1955, les missionnaires de l’AMBM reçoivent l’assurance qu’en promettant de signer la Convention, ils seront de nouveau dans les bonnes grâces de l’État et que leur demande du titre foncier sera reconsidérée53. Au cours des mois suivants, ils finissent bientôt par accepter les subsides, et l’approbation finale du conseil d’administration en octobre 1952 est presque purement formelle54.
Pendant leur assemblée générale à Kajiji en juin 1952, les missionnaires trouvent des façons de justifier leur changement de politique en déclarant celle-ci tout de même cohérente avec la séparation de l’Église et de l’État. En tant que théologien très instruit et pasteur respecté, l’invité J.B. Toews joue un rôle majeur dans ce processus de recadrage et aide les missionnaires à surmonter leur réticence55. Le procès-verbal de l’assemblée relate la discussion suivante à propos de la « question éducative », qui apparaît comme premier point à l’ordre du jour :
[Toews] a présenté l’histoire et le développement du programme scolaire pour le Congo, du côté du Gouvernement, la relation de la Mission à la question d’un programme subventionné, et le pour et le contre de l’affiliation à un tel programme. Il a dit que nous devons maintenant décider quelle voie nous voulons prendre. Il a conclu ses observations en déclarant qu’il ne voyait pas de danger dans un tel programme scolaire en soi, mais plutôt dans la relation entre un tel programme scolaire et l’Église indigène, à moins que nous trouvions une façon de prendre des dispositions appropriées.
Suite à la pertinente présentation sur ce sujet, le président a remarqué que nous devons en premier lieu déterminer si nous pouvons trouver une façon d’accepter la Convention du gouvernement pour nous écoles56.
En reformulant le problème comme étant celui de la façon d’accepter les subsides sans porter atteinte à la séparation de l’Église et de l’État, Toews aide à redéfinir les rôles respectifs de la Mission, de l’Église, et de l’école. En amenant les missionnaires à concentrer leur attention sur la relation entre l’école et l’Église, la présentation de Toews donne une importance secondaire à la question de la relation entre la Mission et l’État. Dans une résolution adoptée le lendemain, les missionnaires affirment que « l’École, construite selon le plan de l’État, doit demeurer une institution séparée et non pas une partie de l’Église57 ». Même si cette affirmation leur permet de conserver le sentiment de ne pas avoir abandonné complètement leur précieux « principe fondamental de la séparation de l’Église et de l’État », elle signifie essentiellement que le fardeau de la propriété et de la gestion des écoles incombera à la Mission58. Dans ce discours des missionnaires, le concept de « l’Église » s’applique aux croyants congolais seulement. De cette façon, la Mission est dispensée de l’obligation de rester dissociée de l’État. En légitimant l’acceptation des subsides au motif que la Mission n’est pas l’Église, les missionnaires redéfinissent leur mandat pour inclure la gestion d’une entreprise colossale financée par l’état colonial. Par la même occasion, ils ont contourné leur propre statut ecclésial ambigu, et ont laissé se perpétuer sans contestation la séparation raciale de l’école Belle Vue.
Le résultat immédiat de l’acceptation des subsides est une augmentation considérable du travail scolaire de la Mission, de façon à ce que cet aspect du ministère surpasse bientôt le travail d’évangélisation. L’inscription aux écoles subventionnées grimpe en flèche : le nombre d’élèves inscrit monte de 952 en 1956 à près de 10 000 en 197159. Cependant, comme il fallait s’y attendre, les craintes des missionnaires au sujet de la prédominance éventuelle du travail scolaire sur le développement de l’église locale seront justifiées. Lors d’une visite au Congo en 1956, le secrétaire du conseil d’administration de la Mission conclut que les « demandes du programme scolaire » ont été satisfaites « au prix lourd de l’objectif principal : celui de l’évangélisation et de l’édification de l’Église indigene60 ». L’acceptation de subsides a aussi jeté les bases d’une pénétration accrue des Églises de Frères mennonites congolaises par l’État, d’une façon qui est comparable à la trajectoire des autres églises protestantes au Congo. L’historien Philippe Kabongo-Mbaya a proposé que l’éventuelle transformation de l’Église du Christ au Congo en une Église d’État à caractère hiérarchique, de concert avec l’incapacité quasi absolue de s’opposer au régime Mobutu, ait ses racines dans ce premier virage des Protestants qui consiste à sortir de leur position marginale et à s’harmoniser avec la position du paradigme dominant à travers l’acceptation des subsides61. La Mission AMBM et l’Église des Frères mennonites au Congo, qui est en pleine expansion, font évoluer la mission « d’Église libre’ à une ‘mission coloniale’, pour aboutir à une ‘Église protestante établie’ », et la décision d’accepter les subsides joue un rôle clé dans cette trajectoire62.
Conclusion
Dans cette étude, j’ai tenté de montrer comment, même une mission qui insistait sur la séparation de l’Église et de l’État, pouvait jouer un rôle de colonisateur. La décision de l’AMBM d’accepter les subsides est l’aboutissement d’innombrables choix politiques subtils qui, progressivement, renforcent et normalisent, pour les missionnaires et leurs enfants, une identité ecclésiale séparée, basée sur la race. L’institutionnalisation de la séparation entre les missionnaires et les Congolais est incarnée dans l’école pour les enfants de missionnaires, conçue afin de permettre la préservation de leur privilège de Blancs. Le point de bascule est atteint quand les missionnaires se rendent compte qu’ils ne peuvent jouir de ce privilège sans accepter le rôle qui leur est assigné par l’État. Ils abandonnent alors leur réserve initiale au sujet d’une « alliance contre nature » avec l’État. Je n’ai trouvé aucune indication que les missionnaires de l’AMBM aient voulu créer, de façon intentionnelle, une structure ecclésiale à deux niveaux, ni qu’ils voulaient renoncer aux principes chrétiens de l’égalité entre tous les croyants. Cependant, en l’absence de structures démontrant l’égalité raciale dans l’Église, leur idéal de séparation de l’Église et de l’État ne suffisait pas à leur permettre de résister à la pression croissante à collaborer à la légitimation de la domination coloniale.
Remerciements :
Je remercie sincèrement la Commission historique des Frères Mennonites (« MB Historical Commission »), qui a défrayé le coût de mon voyage aux Archives en juin 2012.
Je remercie le professeur Timothy Longman pour ses commentaires perspicaces suite à la lecture d’une version antérieure de ce texte. Je remercie également les participants à la conférence de la Société américaine de la missiologie (ASM – American Society of Missiology) des questions et commentaires offerts lors d’une présentation préliminaire de cette recherche en juin 2017.
Une version anglaise de cet article est parue auparavant dans le journal Missiology : An International Review63. La présente traduction, comportant de légères différences de formulation et de contenu par rapport à la version anglaise, est publiée avec la permission de SAGE Publishing. Je remercie Karine Chevrier pour son travail minutieux de relecture.
English abstract:
While most Protestant missions in Belgian Congo gladly accepted the colonial state’s offer of educational subsidies in 1946, a strong emphasis on church-state separation led the American Mennonite Brethren Mission (AMBM) to initially reject these funds. In a surprising twist, however, the AMBM reversed its position in 1952. Through archival research, I demonstrate that a major factor that led the AMBM to accept subsidies was the creation and institutionalization of a racially separate ecclesial identity from that of Congolese Christians. Moreover, the development of this separate identity was closely intertwined with missionaries’ vision for a “white children’s school,” geographically separated from their work with Congolese. The enactment of white identity helped pave the way for the acceptance of subsidies, both by bringing the missionaries more strongly into the orbit of the colonial logic of domination, and by clarifying the heavy cost of failing to comply with the state’s expectations. Through this case study, I engage with the complexity of missionaries’ political role in a colonial African context by focusing on the everyday political choices by which missionaries set aside their children as sacred, by exploring how ideas about separateness were embedded into institutions, and by demonstrating how attention to the subtleties of identity performance can shed new light on major missionary decisions.
Acknowledgements :
An English version of this article previously appeared in the journal Missiology: An International Review. The present translation by Anicka Fast, which differs slightly from the English original in formulation and content, is published by permission of SAGE Publishing. I wish to thank Karine Chevrier for her careful editing of the translation.
Anicka Fast est doctorante à l’École de Théologie de l’Université de Boston. Elle étudie le christianisme monsdial et l’histoire de la mission. Ses intérêts de recherche comprennent la rencontre missionnaire en RD Congo, la théologie politique en contexte africain, la missiologie et l’ecclésiologie anabaptiste/mennonite. Anicka a travaillé avec le Comité central mennonite (MCC) en RD Congo de 2009 à 2012 comme co-coordinatrice du programme Menno-Santé. Actuellement, elle habite Montréal avec son mari et ses deux filles, et elle est membre à Hochma, une assemblée francophone de l’Église mennonite de l’Est du Canada. Cet article est basé sur une présentation faite à la Société américaine de la missiologie (ASM – American Society of Missiology) le 18 juin 2017 au Collège Wheaton en Illinois, É-U.
Footnotes
Comité de l’éducation à A. E. Janzen, 2 octobre 1950, Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 4, Dossier: « Kliewer, John B. and Ruth, 1947-49 ». Sauf mention contraire, toutes les sources principales sont en anglais et toutes les traductions sont de l’auteure. Dans Esd 8, 22 on peut lire : « J’aurais eu honte de demander au roi une escorte et des cavaliers pour nous protéger contre l’ennemi pendant la route, car nous avions dit au roi : La main de notre Dieu est pour leur bien sur tous ceux qui le cherchent, mais sa force et sa colère sont sur tous ceux qui l’abandonnent. » (Version Louis Segond).
Cecilia Irvine, The Church of Christ in Zaïre: A Handbook of Protestant Churches, Missions, and Communities, 1878-1978, Indianapolis, Dept. of Africa, Division of Overseas Ministries, Christian Church Disciples of Christ, 1978, p. xviii.
Procès-verbal, Africa Missionary Council, 2-4 janvier 1947, Kafumba. Archives de la MB Mission A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Minutes and reports, Field Council, 1946-1948 ».
J. B Toews et Paul G. Hiebert, The Mennonite Brethren Church in Zaire, Fresno; Hillsboro, Board of Christian Literature, General Conference of Mennonite Brethren Churches, 1978, p. 106; Erik Kumedisa, « Mennonite Churches in Central Africa », dans John Allen Lapp et C. Arnold Snyder, dir., Anabaptist Songs in African Hearts: Global Mennonite History Series: Africa, Intercourse, PA/Kitchener, ON, Good Books/Pandora Press, 2006, p. 63-64.
Arthur Schlesinger, Jr., « The Missionary Enterprise and Theories of Imperialism », dans John King Fairbank, dir., The Missionary Enterprise in China and America, Cambridge, Harvard University Press, 1974, p. 363-64.
Achille Mbembe, Afriques indociles: Christianisme, pouvoir et État en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988, p. 40, Collection « Chrétiens en liberté ».
Karen E. Fields, Revival and Rebellion in Colonial Central Africa, Princeton, Princeton University Press, 1985, p. 101.
Harold D. Lasswell, Politics: Who Gets What, When, How, New York, P. Smith, 1950. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’auteure.
Timothy Paul Longman, Christianity and Genocide in Rwanda, Cambridge; New York, Cambridge University Press, 2010, p. 313. Collection « African Studies Series ».
Fields, Revival and Rebellion, p. 50.
Ibid., p. 33, 49.
Ibid., p. 49.
Ibid., p. 50.
Yolanda Covington-Ward, Gesture and Power: Religion, Nationalism, and Everyday Performance in Congo, Durham, Duke University Press, 2016, p. 10. Collection « Religious Cultures of African and African Diaspora People ».
William T. Cavanaugh, Torture and Eucharist: Theology, Politics, and the Body of Christ, Oxford, Blackwell, 1998, Collection « Challenges in Contemporary Theology »; Voir aussi John Howard Yoder, Body Politics: Five Practices of the Christian Community before the Watching World, Scottdale, Herald Press, 2001.
Christian Smith, Moral, Believing Animals: Human Personhood and Culture, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 78, 80.
Ibid., p. 77.
Richard Elphick, The Equality of Believers: Protestant Missionaries and the Racial Politics of South Africa, Charlottesville, University of Virginia Press, 2012, p. 8. Collection « Challenges in Contemporary Theology ».
Marvin D. Markowitz, Cross and Sword: The Political Role of Christian Missions in the Belgian Congo, 1908-1960, Stanford, Hoover Institution Press, 1973, p. 55-58.
Procès-verbal, Africa Field Council, 26 juil. au 2 août 1959. Archives de la MB Mission, A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Minutes and reports, Field Council, 1959-1963 ».
Anicka Fast, Enacting Whiteness: Colonial Subsidies, Missionary Kids, and the Performance of Racial Separation through Missionary Politics in Belgian Congo, 1947-1953. [Travail de fin de session pour le cours « Problems and Issues of Contemporary Africa: Religion and Politics ». Université Boston, 16 décembre 2016].
Frank Buschmann à A.E. Janzen, 30 juin 1949. Archives de la MB Mission A250-10-2, Boîte 2, Dossier : « Buschmann, Frank and Clara, 1949-1950 ».
Wm. G. Baerg pour « Das Kommittee ». « Recommendation », p. 2. Octobre 1948. Archives de la MB Mission, A250-10-3, Boîte 6, Dossier : « Education, general & misc, 1948-1966 ». Ma traduction de l’allemand. L’original dit : « Wir erkennen es tief und sehen den ungeistlichen und tragischen Eindruck, den der Einfluss der suendhaften Umgebung auf unsere liebe Kinder macht, welches es beschleunigt eine abgesonderte Schule zu haben wo keine andere Arbeit in derweise getan wird. Es geht um Kinder die der Herr fuer weitere grosse Dienste beruft und gerufen wird. » La référence à « andere Arbeit in derweise [sic] » semble se rapporter au travail de mise au pied d’une école pour enfants de missionnaires. Selon ma lecture du contexte, je crois qu’il est possible qu’il s’agit d’une référence au travail missionnaire plus large auprès des Congolais.
Ce secrétaire représentait le siège de la mission AMBM aux États-Unis.
A.E. Janzen, Survey of Five of the Mission Fields of the Conference of the Mennonite Brethren Church of North America Located in India, Africa, Brazil, Paraguay and Colombia, Made by A.E. Janzen, Executive Secretary and Treasurer of the Board of Foreign Missions during December 1948 to June 10, 1949, s.d., [1950 (?)], p. 64 [manuscrit inédit, Archives de la MB Mission].
J.C. Ratzlaff à A.E. Janzen, août 1950. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 5, Dossier : « Ratzlaff, John C. and Edna, 1948-1955 ».
Toews et Hiebert, The Mennonite Brethren Church in Zaire, p. 89-90.
Télégramme de A.F. Kroeker à A.E. Janzen, 19 décembre 1949, et réponse, 23 décembre 1949. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 5, Dossier : « Kroeker, A.F. and Mary, 1942-1949 ».
A.E. Janzen à J.C. Ratzlaff, December 8, 1949. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 5, Dossier : « Ratzlaff, John C. and Edna, 1948-1955 ».
« Concerning Kajiji or other possible sites for the school for missionaries’ children », [début 1950]. Archives de la MB Mission, A250-10-3, Boîte 6, Dossier : « Education, General and Misc, 1967-1987 » (mal classé).
A.F. Kroeker à A.E. Janzen, 19 janvier 1950. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 4, Dossier : « Kroeker, A. F. and Mary, 1950-51 ».
Clyde A. Shannon à J.C. Ratzlaff et A.F. Kroeker, January 27, 1951. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 5, Dossier : « Kroeker, A.F. and Mary, 1950-1951 ».
Brochure promotionnelle produite conjointement par le Mennonite Brethren Board of Foreign Missions (jadis l’AMBM) et la Congo Inland Mission, s.d. [vers la fin des années 1950]. Archives de la MB Mission, A-250-10-3, Boîte 6, Dossier : « École Belle Vue, 1952-1968 ».
Toews et Hiebert, The Mennonite Brethren Church in Zaire, p. 93.
J.C. Ratzlaff à J.B. Toews, 24 août 1955. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 5, Dossier : « Ratzlaff, John C. and Edna, 1948-1955 ».
Sawatzky, Walter et Irma. 1959. « Annual report of the Belle Vue Missionary Children’s School », p. 4. Archives de la MB Mission, A250-10-3, Boîte 6, Dossier : « École Belle Vue, 1952-1968 ».
J.C. Ratzlaff à J.B. Toews, 24 août 1955. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 5, Dossier : « Ratzlaff, John C. and Edna, 1948-1955 ».
Bien que Belle Vue soit au départ une initiative de l’AMBM, elle s’étend bientôt pour devenir un projet de collaboration entre l’AMBM et une autre mission mennonite, la « Congo Inland Mission » (CIM). Les deux missions sont représentées au conseil d’administration de l’école, formé en 1953. « History of Ecole Belle Vue », p. 3. Archives de la MB Mission A250-10-3, Boîte 6, Dossier : « École Belle Vue, 1952-1968 ».
Harve Driver à J.B. Toews, 7 octobre 1957. Archives de la MB Mission, A250-10-3, Boîte 6, Dossier : « École Belle Vue, 1952-1968 ».
« Minutes of the meeting of representatives of C.I.M. and A.M.B.M. concerning the future of Ecole Belle Vue, held in Kansas City, Missouri, May 28, 1958 ». Archives de la MB Mission, A250-10-3, Boîte 6, Dossier : « École Belle Vue, 1952-1968 ».
« History of Ecole Belle Vue », p. 3-4. Archives de la MB Mission A250-10-3, Boîte 6, Dossier : « École Belle Vue, 1952 –1968 ».
Procès-verbal, Assemblée générale sur le terrain (« Field Council »), 1er au 3 juillet 1948, Matende. Archives de la MB Mission, A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Minutes and reports, Field Council, 1946-1948 ».
À l’époque, c’était I.L. Friesen.
Comité de l’éducation à A. E. Janzen, 2 octobre 1950, Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 4, Dossier : « Kliewer, John B. and Ruth, 1947-49 ».
Procès-Verbal, Assemblée générale sur le terrain (« Field Council »), 25 au 27 juin 1951, Kafumba. Archives de la MB Mission, A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Minutes and reports, Field Council, 1949-1954 ».
A.E. Janzen à Henry Brucks, 31 janvier 1952. Archives de la MB Mission, A250-10-5, Boîte 11, Dossier : « Oversize records ». Voir aussi A.E. Janzen à J.B. Kliewer, 21 mai 1951, et J.B. Kliewer à A.E. Janzen, 29 mai 1951. A250-10-2, Boîte 4, Dossier : « Kliewer, John B. and Ruth, 1951-52 ».
Plusieurs missionnaires s’expriment en ces termes. Pour avoir un exemple, lire A.F. Kroeker à tous les missionnaires, 25 septembre 1949. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 5, Dossier : « Kroeker, A.F. and Mary, 1942-1949 ».
J.B. Kliewer à A.E. Janzen, 29 mars 1952 et 23 avril 1952. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 4, Dossier : « Kliewer, John B. and Ruth, 1951-1952 ».
Traduction de la lettre du gouverneur de la Province au représentant légal de l’AMBM, 18 mars 1952, par J.B. Kliewer, 1er mai 1952. L’original français ne se trouve pas dans les archives. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 4, Dossier : « Kliewer, John B. and Ruth, 1951-1952 ».
J.B. Kliewer aux collègues missionnaires sur toutes les stations de l’AMBM, 1er mai 1952. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 4, Dossier : « Kliewer, John B. and Ruth, 1951-1952 ».
J.B. Toews, « Report 6. J.B. Toews’ Administrative Visit to Belgian Congo », p. 5. 1956. Archives de la MB Mission, A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Field visit reports, 1952-1988 ».
Ibid.
Ibid. p. 5-6.
A.E. Janzen à J.B. Kliewer, 18 octobre 1952. Archives de la MB Mission, A250-10-2, Boîte 4, Dossier : « Kliewer, John B. and Ruth, 1951-1952 ».
Dans une entrevue de 2016, Robert Kroeker, un missionnaire arrivé au Congo peu après ces évènements, exprime la perception que Toews « détenait l’autorité » par rapport à cette question. Entretien entre Bob Kroeker, Ruth Kliewer et Anicka Fast, à Reedley en Californie, le 30 juin 2016.
Procès-verbal, Assemblée générale sur le terrain (« Field Council »), 24 au 28 juin 1952, Belle Vue. Archives de la MB Mission, A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Minutes and reports, Field Council, 1949-1954 ».
« Resolution », p. 1. Assemblée générale sur le terrain (« Field Council »), 24 au 28 juin 1952, Belle Vue. Archives de la MB Mission, A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Minutes and reports, Field Council, 1949-1954 ».
Ibid.
« Education and teacher preparation », s.d. [ca. 1971]. Archives de la MB Mission, A250-10-3, Boîte 6. Dossier : « Education, general & misc., 1969-1987 ».
J.B. Toews, « Report 6. J.B. Toews’ Administrative Visit to Belgian Congo », p. 5. 1956. Archives de la MB Mission, A250-10-1, Boîte 1, Dossier : « Field visit reports, 1952-1988 ».
Philippe B. Kabongo-Mbaya, L’Eglise du Christ au Zaïre: formation et adaptation d’un protestantisme en situation de dictature, Paris, Karthala, 1992, p. 79-80, 392.
David A Shank, « Book Reviews – CIM/AIMM: A Story of Vision, Commitment and Grace », The Mennonite Quarterly Review, vol. 75, no 1 (2001), p. 128. Shank fait cette affirmation au sujet de la Congo Inland Mission (CIM), une autre mission mennonite qui œuvre au Congo, mais l’affirmation s’applique également à l’AMBM.
Anicka Fast, « Sacred Children and Colonial Subsidies: The Missionary Performance of Racial Separation in Belgian Congo, 1946-1959 », Missiology: An International Review, vol. 46, no 2 (2018), p. 124-36.